mardi 30 octobre 2012

Hommages Bernard Giraudeau et Laurent Terzieff


Bernard Giraudeau est mort, emporté par le cancer dont il souffrait depuis plusieurs années. Le comédien charismatique au sourire enchanteur, acteur et bourlingueur au long cours, avait été séduit par l’écriture en même temps qu’il était touché par la maladie. Apprenant à « regarder les choses différemment et à être plus aimant », il laisse en testament ses livres et l’image d’un homme amoureux de la vie.
Dans Libération, le 10 mai dernier, il évoquait sa maladie, ses traitements et son parcours de patient :
A un moment, je ne pouvais plus continuer, je voyais bien que j’allais vers quelque chose qui me rapprochait de l’abîme. Cela tenait à mon existence qui avait de moins en moins de sens, une course effrénée qui me maintenait en permanence dans un état d’angoisse, celle qui peut accompagner notre métier d’acteur. J’allais où ? Un manque de sens, de profondeur, de recherche sur l’essentiel… Et donc, le cancer est arrivé et je n’étais pas trop étonné. […]
Vous vous rendez compte qu’il vous reste dans la vie peu de choses, mais elles sont là, importantes. Un peu de bonheur, beaucoup d’amour. C’est tout bête. Et à part ça ? Il faut être heureux avec ce que l’on a. Il faut calmer le jeu, arrêter les colères, ce qui n’est pas simple. Regarder les choses différemment, être plus aimant. Comprendre. 
Percer la vérité, jusqu’à la substance de notre existence
« Regarder les choses différemment. » C’est ce que le comédien, cinéaste et écrivain a réalisé dans les romans écrits sur l’ultime versant de sa vie : Le Marin à l’ancreLes dames de nageCher amour… Dans Cher amour, son dernier roman, récit de voyage poétique et flamboyant où transpercent au fil des pages tant d’éléments autobiographiques, Bernard Giraudeau revisite les théâtres parisiens de sa carrière de comédien pour nous offrir une vision magnifique du métier de comédien :
Un acteur est comme le peintre devant un mur nu. Il m’a fallu du temps pour saisir que l’espace vide est une proposition magnifique à l’imaginaire. Il nous faut répéter dans ce théâtre vide pour être libre des valeurs ajoutées. Je veux jouer sans décor, sans costume, sans vêtement aucun, disait Piscator, bien entendu quand je dis nu, je ne parle pas des corps mais de l’âme, pour percer enfin la vérité, jusqu’à la substance de notre existence.
On n’a jamais trouvé un personnage, il est temporaire. Un théâtre est une nécropole de fantômes, de rôles oubliés, des Hamlet, des M. Jourdan, des Tartuffe, des Figaro, Fantasio, Mercutio, Isé, et c’est soudainement la vie dès que l’acteur est en scène et que le spectateur accepte qu’il se déguise et fasse semblant. C’est ce jeu de l’enfance retrouvée qu’il faut appliquer, faire semblant et y croire. L’enfant peut voir l’invisible, un coquillage dans le creux de la main qu’il tient précieusement et qu’il offre à la petite fille qui le recueille avec bonheur. Donner à voir, à entendre, donner. Jouer à « on dirait que… ». On dirait que je suis le prince ailé et toi la sirène, toi la marchande et moi le client. Plus tard, quand on est grand, on enchaîne avec on dirait que… » je suis Diderot et toi Mme Terbouche, toi Almaviva et moi Suzanne, Bérénice, Agnès et qui vous voulez.


Laurent Terzieff est mort le 2 juillet. Du comédien à la présence habitée et douloureuse, nous entendrons encore longtemps résonner sa voix, la plus fervente et mystique qui existait au théâtre. Elle bouleversait l’âme et les sens en se frayant un passage vers l’invisible tapi au plus profond de chacun d’entre nous.
« Les hommes sont des projets de liberté, c’est rien d’autre que ça », disait-il en 1997 à l’époque où il mettait en scène Le Bonnet de fou de Pirandello au Théâtre de l’Atelier. « Avec l’âge, on se sent de plus en plus nu devant chaque nouvelle chose qui se présente, on se sent de plus en plus démuni, on ne croit plus aux méthodes, ni aux trucs, on est de plus en plus en danger », ajoutait-il. Réflexion qui nous ramène aux origines de l’émerveillement et à l’essentiel de la rencontre véritable entre deux êtres.
Ecoutons-le encore, dire un extrait des Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rainer Maria Rilke.
« Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers. »

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